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les motos-taxis de Lamu, révélateurs d’une île en pleine crise existentielle

Au bout du quai qui longe la vieille ville de Lamu au Kenya, un employé municipal interpelle un moto-taxi qui tente de se faufiler dans le flot des ânes, des piétons et des charrettes à bras. Le pilote s’arrête, feint la surprise et l’incompréhension.

Le fonctionnaire le réprimande d’un air entendu et l’autre se résigne à déposer son passager, qui terminera à pied son chemin vers le coeur historique de cette île de la côte kényane.

La présence des motos-taxis divise cette paisible île de l’océan Indien, qui vit depuis des siècles au rythme des dhows (boutres) et des ânes.

Ces derniers, présents par milliers sur ce bout de terre de moins de 80 km2, étaient depuis toujours le seul moyen de locomotion terrestre, transportant hommes, marchandises, pierres de taille… « Cette ville a été construite par les ânes », rappelle Walid Ahmed, de l’association « Save Lamu » qui oeuvre à préserver l’authenticité de l’île.

Après deux ans d’essor incontrôlé, les autorités du comté de Lamu ont sévi pour exclure les boda bodas (moto-taxis en swahili) des venelles de « Old Town ».

Depuis février, le front de mer et les 16 hectares de la vieille ville classée au Patrimoine mondial de l’Unesco sont une « no go zone » pour ces deux-roues.

« Leur nombre explose, on en compte presque 400 sur l’ensemble de la ville de Lamu », explique le vice-gouverneur du comté de Lamu, Abdulhakim Aboud.

– Identité –

Certains habitants et commerçants exaspérés par les nuisances, ainsi que les hôteliers lassés de mettre en garde les touristes, estiment que ces boda bodas nient l’identité de l’île et qu’ils pourraient même lui coûter son classement à l’Unesco.

Ces boda bodas sont « une très mauvaise idée », estime Walid Ahmed. « Il n’y a pas de passage » pour eux dans les ruelles de la vieille ville, où ânes et habitants ont déjà du mal à se croiser.

Pour lui, « les boda bodas sont un problème moderne qui détourne la valeur de notre patrimoine ».

Il y a dix ans encore, il n’y avait que deux véhicules à Lamu: une moto pour la KPLC, la compagnie d’électricité, et le 4×4 du « district commissioner ».

Cette quiétude a attiré les touristes du monde entier vers ce port aux plus de 700 ans d’histoire, dont la vieille ville, avec ses maisons en roche corallienne et ses portes en bois sculptées, est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2001.

Carrefour commercial où se sont croisés Bantous, Arabes, Perses, Indiens et Européens, Lamu est « le plus ancien et le mieux préservé des lieux de peuplement swahilis en Afrique de l’Est » et un important centre de la culture islamique, selon l’Unesco.

– Shebab et Covid-19 –

« Tout le monde se plaint à cause du patrimoine de l’Unesco mais nous, les jeunes, on ne voit pas ce que ça nous rapporte », rétorque Arafat Feiswal, secrétaire du « sacco » (coopérative) des boda bodas.

« Moi, quand je quitte ma maison, mon but c’est de gagner de l’argent et je ne suis pas sûr qu’un site classé mette un repas sur ma table ».

La manne touristique s’est quelque peu tarie ces dernières années, notamment après des attaques de jihadistes shebab dans la région en 2014.

La pêche, qui fait vivre l’archipel depuis des générations, est également moins florissante, notamment depuis que le chantier du Lapsset, gigantesque port commercial et pétrolier en construction à quelques kilomètres au nord, a privé les pêcheurs locaux de certaines zones poissonneuses.

Le Covid-19 a fini de plonger une partie de la population dans la précarité.

De mars 2020 à janvier 2021, le Kenya a pris des mesures strictes pour lutter contre le Covid-19 et les boda bodas ont constitué une alternative pour de nombreux jeunes en quête d’un peu d’argent.

Une bonne journée rapporte jusqu’à 1.200 shillings (environ dix euros), estime Arafat Feiswal.

– Site menacé –

« Si le comté peut créer des emplois durables pour les jeunes, qu’il le fasse et on arrêtera notre activité de boda bodas », lance Abdallah Mohamed, vice-président du « sacco ».

Mais pour l’Unesco, la menace qui pèse sur le site de Lamu est plus large que les motos-taxis.

« Les dangers, il y en a beaucoup. Les boda bodas en sont un, mais (le principal) c’est définitivement la gestion » globale du site protégé, explique Karalyn Monteil, spécialiste du programme culture à l’Unesco, citant des problèmes « persistants » sur l’entretien du patrimoine, l’impact du Lapsset, l’urbanisation croissante, les déchets dans les rues… « Il est urgent que le Kenya agisse », estime-t-elle.

Si rien n’est fait, le Comité du Patrimoine mondial pourrait classer Lamu « patrimoine en péril » lors de sa prochaine réunion en juillet.

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