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Résister sous les bombes. Récits depuis Kharkiv

Dans Chroniques d’Ukraine, le chercheur Romain Huët nous raconte comment la guerre change le quotidien d’une population. Sur le terrain durant les mois d’avril et mai 2022, il documente le conflit au plus près pour The Conversation.


Kharkiv, partie 3. Derniers jours d’avril 2022.

Depuis une semaine, je suis dans le QG du groupe de volontaires à Kharkiv. Demain, comme chaque jour, nous irons livrer des denrées alimentaires dans les quartiers Nord-Est de la ville. Cette zone jouxte le front et subit quotidiennement des dizaines de tirs de roquettes de la part de l’armée russe.

Il est 22h passé de quelques minutes. Je suis l’un des premiers à m’endormir dans le Shelter (l’abri), éreinté par ces journées d’observation. Vers 2h du matin, alors que je suis plongé dans un sommeil lourd, une dispute éclate dans le dortoir. Une voix forte et agressive semble demander des comptes. D’abord, je feins d’ignorer, puis je jette quelques regards dans la pièce. L’obscurité est totale si bien que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il s’y passe. Il me semble entendre Bohdan, le responsable du groupe de volontaires, s’efforcer – sans succès – de calmer notre agité. Ça dure. À présent, des gens vont et viennent au milieu des couchettes. J’ai envie de hurler une insulte quelconque pour leur rappeler notre existence. Inutile, me dis-je, ils sont sans doute ivres.

Là, les lumières s’allument. J’ouvre péniblement les yeux. Stupeur. Je découvre une dizaine de types cagoulés et lourdement armés. Ils nous invectivent un à un et exigent que nous nous levions immédiatement. Je me dis que l’armée russe a pris la ville, que nous nous faisons arrêter. Pendant ces quelques secondes, mon cœur se serre dans ma poitrine. À cet instant, je ne sais pas trop quoi faire à part exécuter leurs ordres que je ne comprends pas. J’ai la mine incrédule, la bouche ouverte, les yeux ronds et un profond sentiment d’irréalité.

Je fixe ces hommes. Soulagement. Sur l’un des uniformes, j’aperçois l’insigne ukrainien. Ce que j’ai pris pour l’arrivée des Russes était en fait une descente de police. Ils ont été alertés par les bris d’une vitre du Shelter. Cette nuit, quelqu’un a essayé d’y pénétrer. Qui, et avec quelles intentions ? On l’ignorait tous. Il faut être courageux pour rompre le couvre-feu entre 20h et 6h du matin. Durant cette tranche horaire, l’espérance de vie est considérablement diminuée.

La police était sur les nerfs. Ils ne savaient pas qu’un grand nombre de personnes habitaient ici. L’ambiance paranoïaque aidant, ils nous suspectaient d’être des espions russes. Ce genre d’accusations est assez fréquent. Il se dit que la présence russe est massive. Leur tâche est notamment de photographier et géolocaliser les lieux « stratégiques » qui seront ensuite bombardés. La police nous contrôle, fouille le Shelter et ne trouve rien. Et c’est tout. Ils sont partis, on est retournés se coucher. Pendant quelques minutes, je me suis amusé de mon ridicule : comment avais-je pu penser que les Russes avaient pris la ville ? C’est qu’on s’attend à tout et généralement au pire, tant la guerre est insensée. Les jours suivants, on a longuement plaisanté de cet événement impromptu.

Olena, au bar du Shelter.
Romain Huët, Fourni par l’auteur

Lever à 7h du matin. Après un café et quelques cigarettes, nous chargeons la voiture, une Honda électrique qui a été prêtée par un habitant en exil à l’étranger. Les groupes de volontaires possèdent une carte accordée par l’État ukrainien qui leur assure la gratuité des recharges électriques. Une cinquantaine de colis alimentaires sont empilés dans le coffre. Vitali est le conducteur, Valimark son assistant. Derrière, je suis assis à côté d’Alisa, qui documente l’action et m’aide à la traduction. Vitali, Valimark et Alisa sont les seuls à s’aventurer dans ces quartiers. « Il n’y aura peut-être qu’un aller » me dit Vitali telle une demi-blague.

Certains déplacements en voiture se font effectivement sans retour.
Romain Huët, Author provided

Vitali

Vitali a la dégaine d’un aventurier. On le confondrait avec un combattant. Il a le physique vif, les yeux toujours concernés par ce qui se passe. D’ailleurs, dans les premiers jours de la guerre, il s’est porté volontaire pour rejoindre la Défense territoriale, la branche armée de la résistance. Il a été refusé car ses papiers militaires n’étaient pas à jour. Il s’est alors orienté vers d’autres formes de résistance. Celle de chauffeur est la place la plus semblable aux combattants : elle assure une présence dans l’épicentre du conflit, des interventions sous le feu. Dans la hiérarchie des codes de l’honneur de la guerre, le combattant bénéficie d’un prestige inégalé. Le chauffeur n’en demeure pas moins reconnu pour ses prises de risques et la nécessité de son action.

Je sens que Vitali éprouve quelque regret de ne pas pouvoir combattre les armes à la main. Il aime passer son temps à discuter avec les soldats de passage. Il se comporte comme leur égal, endosse les mêmes postures et semble en partager les codes. Il me confie que, toute sa vie, il a été animé par le goût de l’aventure et de l’exploit, sans que ces dispositions ne trouvent de prises. Il me montre fièrement deux impacts de balle datant d’il y a quelques années : il s’était interposé dans une dispute. La guerre a ses lois ; celle de la virilité est l’une d’entre elles. Le corps marqué demeure le plus vif témoignage de l’histoire.

Spectacle habituel à Kharkiv. Cliquer pour zoomer.
Romain Huët

Alors que nous nous apprêtons à partir, Vitali me regarde droit dans les yeux : « Tu es sûr que tu veux venir ? Tu n’as pas peur de nous accompagner ? »Je réponds avec assurance : « Non, je te fais confiance. » Sa détermination, sa façon de sembler toujours pressé ou occupé à quelque tâche urgente, sa pudique tendresse à l’égard de ses camarades me le rendent sympathique. Vitali est un chouette type : fiable, fidèle à ses paroles et à ses engagements, et sous ses airs virils, il se laisse facilement toucher par autrui. Avant la guerre, il avait compensé ce manque d’aventure par une vie solidement organisée, une ferme résolution à réussir par le travail. Il assurait la maintenance dans une entreprise de ventilateurs. Dès les premiers jours de la guerre, les bureaux ont été détruits. Régulièrement, il me parle de son patron à qui il voue un profond respect. Ce n’est pas la soif d’adrénaline qui justifie son engagement. Il lui est surtout inconcevable d’être un témoin passif d’une telle histoire.


Chroniques d’Ukraine :

  1. Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre

  2. L’art face à la guerre

  3. Volontaire pour entrer en guerre

  4. Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?

  5. Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre

  6. Résister sous les bombes


Jusqu’alors, Vitali n’a jamais été très concerné par la politique. Il se dit anti-Maïdan car il y voyait des actes de destruction. Vaguement, il espère que l’Ukraine rejoindra l’Europe, là où la vie est « plus libre ». Pour lui, le groupe de volontaires est comme sa famille. Régulièrement, je le vois témoigner de son affection aux uns et aux autres, toujours avec retenue, toujours avec fierté. La promiscuité aidant, il s’est épris d’Olena, une jeune volontaire. Je ne sais pas grand-chose de leur histoire d’amour naissante si ce n’est qu’ils se prennent souvent dans les bras, s’éclipsent de temps à autre quand leur absence pourrait passer inaperçue. Face au monde qui croule, l’enchantement d’une relation amoureuse aide à s’accrocher et à faire face à la vie bloquée. Il me l’assure, après la guerre, avec Olena, ils formeront une famille. Dans le naufrage d’une guerre, le temps n’est pas annulé pour tout le monde.

Vitali fait montre d’une vitalité à toute épreuve. Il ne refuse aucune mission qu’on pourrait lui confier. Sa motivation redouble lorsqu’elle le conduit dans ces quartiers dévastés. C’est l’attraction de se trouver au plus près de l’épicentre de la guerre, sous le feu. Les risques sont concrets. On pourrait se faire surprendre par le hasard d’un tir de roquettes. Toutefois, ces missions lui apportent l’énergie et les certitudes là où le laborieux quotidien pourrait fatiguer le sens qu’il donne à sa lutte.

Il ne manifeste aucune inquiétude, comme il est d’usage dans ces circonstances. Il est de ceux qui semblent ne pas connaître l’inquiétude devant les dangers. Le fatalisme est l’attitude requise dans ces situations. Il n’a pas peur pour lui, toujours pour les autres. Ce souci qui l’agite est moins une affirmation de son moi qu’une dissolution dans celui de l’autre. C’est ainsi que sa conscience est tranquille : en faisant de son mieux.

Force de caractère

On évoque à raison la force de caractère des Ukrainiens. Ses raisons profondes sont incertaines. Sommairement, elle est née dans le sentiment que leurs territoires et leurs vies sont menacés.

Alissa, pendant un moment de relâche, à proximité du Shelter. Cliquer pour zoomer.
Romain Huët, Fourni par l’auteur

La force de caractère ne réside pas seulement dans le courage à affronter le feu. Elle se manifeste aussi dans la capacité à s’accommoder aux restrictions radicales des possibilités pratiques, à un quotidien empêché, à un futur suspendu pendant une durée incertaine. Dans les moments d’attente, la lassitude pourrait ronger cette force. Mais aussitôt cette lassitude énoncée, ils s’empressent d’ajouter « on doit continuer à être concerné et à se battre ». C’est le réflexe ultime, la réflexion requise pour éloigner tout découragement.

La présence dans la guerre exige des certitudes et de l’assurance, quand bien même ces qualités ne se fondent sur aucune raison solide. Les temps d’intensité, où la guerre fait brusquement irruption dans les corps et les affects, redressent les certitudes sur le bien-fondé d’une présence ici, à Kharkiv. Les lassitudes sont remplacées par les sensations que produit une existence en danger. Dans ces missions, ils pourraient foutre en l’air leur vie. Tout le monde en a une parfaite conscience. C’est juste une des choses avec lesquelles il faut vivre. C’est devenu banal.

La livraison

Vitali au volant. Cliquer pour zoomer.
Romain Huët, Fourni par l’auteur

Nous voici installés dans la voiture. Vitali file à toute allure dans les rues de Kharkiv, sans que rien ne l’exige. Il crée une atmosphère. Il nous prépare psychologiquement à affronter le danger. Avec Valimark, ils se disputent sur le choix des musiques. Alisa s’en amuse. J’en ai constitué une playlist. Ils la mettent à fond. Au bout de 10 minutes de trajet, je m’aperçois que j’ai oublié mon passeport et mon accréditation. Moment gênant. Par ma faute, nous retournons au QG. En réalité, cette étourderie a été tout à fait heureuse. Une roquette a explosé quelques minutes avant notre arrivée sur notre lieu de livraison. Elle n’a fait aucune victime. Je n’ai jamais autant été félicité pour ma légèreté.

Nous arrivons au nord-est de Kharkiv. Le quartier est désert. En quelques jours, ces jardins d’enfants peuplés de vie et de liberté se sont transformés en terrains vagues délabrés. Il ne reste plus grand-chose.

Dans le nord-est de Kharkiv.
Romain Huët, Author provided

Au milieu du chaos, se terrent dans des conditions effroyables quelques vies vieillies et solitaires. En plus de subir les attaques régulières, ces gens manquent à peu près de tout. Ces zones sont impraticables et l’approvisionnement est réduit au minimum. Ces espaces désertiques ne doivent leur survie qu’à l’action de quelques volontaires dont Vitali, Valimark, Alisa et quelques autres.

À mesure que l’on s’enfonce dans le quartier, Vitali éteint la musique et ralentit. Il nous faut slalomer au milieu des décombres. À intervalles réguliers, l’air se remplit d’explosions et de l’épaisse fumée noire qui les accompagne. On aperçoit aussi par grappes des soldats ukrainiens cachés dans l’espace urbain et manifestement en pleine vigilance. Ils se rendent invisibles et donc inatteignables. La guerre est une affaire de vision. Il s’agit de contrôler et d’inclure l’adversaire dans sa vision tout en restant invisible.

Ces immeubles sont-ils vides ?
Romain Huët, Fourni par l’auteur

La voiture est ralentie par les innombrables débris ou trous de roquettes qui jonchent les rues. Certains bâtiments fument encore, comme le supermarché Auchan, dont il ne reste plus grand-chose.

Les quartiers sont divisés selon un code couleur pour indiquer de leur dangerosité. Il y a les zones blanches, orange puis rouges. Nous circulons dans les zones orange puis rouge. Dans ce moment d’extrême vulnérabilité, le reste de puissance qu’il reste à notre équipage réside dans le sang-froid et la lucidité de Vitali et de Valimark. Ils sont calmes et concentrés. Il se cache une peur sourde mais toujours présente.


Romain Huët, Fourni par l’auteur

La voiture se glisse dans des ensembles d’immeubles hérités de la période soviétique. Ils forment une sorte d’enclave. En leur centre, un modeste jardin d’enfants. Les équipements sont rouillés sinon troués par les éclats d’explosion. Vitali roule au pas et klaxonne pour signaler notre présence, jusqu’à ce que sortent momentanément des sous-sols de ces immeubles vides les rares habitants qui s’y cachent. Quelques têtes apparaissent, se dirigent vers la voiture, prennent leur sac et s’en retournent se terrer. Les interactions avec les habitants sont brèves, froides et dignes. Il semble que l’aide va de soi. Elle s’accompagne d’un remerciement poli mais d’aucune plainte ou effusion. Sentiment de normalité.

Vitali en discussion avec une habitante des quartiers du nord-est de la ville pendant une livraison.
Romain Huët, Fourni par l’auteur

La vision de ces immeubles carbonisés donne le sentiment d’un immense non-lieu, un espace littéralement désaffecté où rôde la mort. À mesure que l’on parcourt ces paysages dévastés, Alisa énumère ce que ces ruines étaient autrefois. À ma droite, il y a les restes de son école, plus loin son appartement. De l’autre côté de la rue, Vitali reconnaît son café, désormais en cendres, où il se rendait chaque jour avant son travail. Alisa a le visage qui s’assombrit à mesure qu’elle procède à cette sinistre énumération :

« Je n’ai jamais autant utilisé l’imparfait que maintenant. Je hais ce temps, je voudrais en oublier la conjugaison. »

Tout ce qui lui était précieux est déjà engagé dans la destruction. Elle est traversée par un sentiment passager de détresse et de dépossession de soi. À mesure que la guerre s’amplifie, s’accroît en retour le désastre subjectif causé par la perte de « son chez soi ». Il viendra un temps où ils déblaieront les cendres, où ils effaceront les traces du chaos et où à nouveau, ces quartiers se repeupleront. Il ne leur restera qu’un souvenir irréel. Le retour à une « vie normale » aura un coût subjectif important.

Alissa et Vitali pendant une livraison.
Romain Huët, Fourni par l’auteur

Tout cela a pris trois heures. Sur le chemin du retour, Vitali remet la musique à plein volume. Les corps se détendent. La voiture reprend de la vitesse, toujours sans que rien ne l’exige. Une fois éloigné du danger, le paysage dévasté ne suscite plus de l’angoisse. Il produit une étrange sensation de liberté sans réel contenu. La vie n’est plus agencée par toutes sortes de règles. Les feux de circulation ne fonctionnent plus, la police n’a plus la charge de fluidifier le trafic ou de réprimer les chauffards, les magasins sont fermés. On peut filer à toute allure, le sentiment du devoir accompli.


Romain Huët, Author provided

C’est un étrange sentiment : un sentiment provisoire de possession du monde. Vitali retrouve de la décontraction dans ses gestes. Il possède ce monde qu’il parcourt. Celui-ci est momentanément le sien, l’espace d’un instant. Cette sensation sera de courte durée. Il sait bien qu’il possède un monde effacé – au sens où tout ce qui donne au monde sa réalité, à savoir la solidité matérielle de ses édifices et la vie qui l’habite, ne sont plus. Nous nous glissons dans un monde écroulé, et ça donne le vertige. Un vertige qui provient de la déstabilisation des sens et des affects, de la perte du sentiment de solidité du réel, et dans cette singulière impression désolante d’« être en pleine expérience vécue », où les choses environnantes perdent de leur familiarité.

Demain, départ pour une semaine dans le Donbass, dans les villes de Kramatorsk et Severodonetsk.

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