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« La précarité durable. Vivre en emploi discontinu »

Au moment où le concept même de travail est profondément interrogé dans la société française, le sociologue Nicolas Roux s’interroge sur la notion de précariat. Dans quelle mesure l’emploi discontinu est-il soutenable, c’est-à-dire supportable et acceptable par les personnes concernées ? Poser cette question, c’est s’écarter des raisonnements binaires « choisi »/« subi » pour analyser comment les individus s’adaptent à ce fait social majeur de notre temps, qui veut que tout un pan de la population active soit éloigné des droits et de la sécurité rattachés à l’emploi stable et à temps plein ; une précarité durable, à laquelle est consacrée son ouvrage « La précarité durable. Vivre en emploi discontinu » (PUF, 24 août 2022). Extraits choisis par l’auteur.


Février 2021. Le gouvernement prolonge de trois mois l’« aide aux précaires », qui ont pâti des conséquences économiques liées au coronavirus. Cette aide avait déjà concerné 400 000 « permittents », soit les demandeuses et demandeurs d’emploi en activité réduite, « qui ont travaillé plus de 79 % du temps en 2019 et qui n’ont pas pu travailler suffisamment en 2020 pour recharger leurs droits ». Dans une société où 3,7 millions de personnes ont eu un emploi précaire en 2016 (donc avant la crise), où les contrats de moins d’un mois sont devenus une norme d’embauche et où les chances d’avoir un emploi stable dans un avenir proche se réduisent, cette mesure signale que la précarité ne se réduit pas à une chute sociale – le ou la cadre licenciée sombrant dans la pauvreté – ou à un sas vers le CDI – un « passage obligé » pour les jeunes expérimentant apprentissage, stages et contrats à durée déterminée (CDD).

Le précariat : un fait social

Ce que l’on appelle parfois le « précariat », qui se caractérise par l’alternance de périodes d’emploi et de périodes de chômage, est ainsi devenu un fait social dont les contraintes s’exercent sur les précaires en premier lieu, mais aussi sur les stables. La banalisation des licenciements en est un indicateur parmi d’autres. Celle-ci est accrue dans l’économie globalisée d’aujourd’hui, où les possibilités de résistance aux licenciements sont réduites par la délocalisation des entreprises « mères ». Les politiques de flexibilité jouent également sur les rémunérations (à la productivité, aux rendements, au mérite…) comme le montre Sophie Bernard dans son ouvrage Le nouvel esprit du salariat (PUF, 2020). L’incertitude sur le marché de l’emploi vaut donc aussi pour une bonne partie des stables, sachant que bien souvent une « armée de réserve » est prête à occuper leur poste s’ils ne sont pas satisfaits.

La précarité et les souffrances que renferme le salariat sont d’ailleurs un argument supplémentaire pour les promoteurs de « l’esprit d’entreprendre », devenu un leitmotiv de la vie économique et de l’action publique. De l’autoentrepreneuriat à la start-up, le travail indépendant ou semi-indépendant est valorisé par opposition à un salariat qui serait sclérosant, dans une société « liquide » qui demanderait au contraire de savoir innover, créer et s’adapter au changement.

Ce phénomène se déploie d’autant plus avec les plates-formes numériques. « En attendant mieux », des livreurs à vélo se disent satisfaits d’un travail qui ne les cantonne pas à un collectif et à un emploi salarié classique.

Un ensemble de facteurs converge ainsi pour que le précariat continue de prospérer par cette voie ambivalente sinon ambiguë : offrir la perspective ou l’illusion d’une plus grande « liberté » sans sécuriser l’avenir.




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Un sens des limites

D’aucuns y voient une perte de la « valeur travail », entretenant la confusion : désormais, c’en serait fini du travail dans une même entreprise, un même métier et un même emploi toute sa vie. Ils oublient là tout ce qui détourne les individus de l’emploi stable et à temps plein, et les amène à accepter la précarité voire à s’en satisfaire.

Prenons le cas des saisonniers et saisonnières agricoles d’un côté, et des artistes intermittentes et intermittents du spectacle de l’autre, auprès desquels nous avons mené une enquête qualitative de 2011 à 2014. De manière générale, la première population, peu ou pas diplômée, s’oriente vers les saisons agricoles suite à des difficultés d’insertion professionnelle.

« Quand tu n’as pas de diplôme, c’est ce qu’il y a de plus simple, les saisons », déclare ainsi Helena (les prénoms sont modifiés), 26 ans, qui a pourtant le baccalauréat (dont elle ne précise pas l’intitulé). Prime la nécessité d’avoir un emploi, comme souvent en milieu populaire.




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Plusieurs d’entre elles et eux auraient aimé se stabiliser dans leur secteur de prédilection ou de formation, mais en ont été empêchés. Ainsi de Mohamed (25 ans), titulaire d’un CAP Équipement électrique et d’un BEP en Maintenance des systèmes mécaniques automatisés. Il espérait, au terme de son CDD, obtenir un CDI dans « l’électricité bateau ». Mais il a fait les frais de la crise financière de 2008. Il se retrouve au chômage puis se tourne vers le salariat agricole par défaut.

Quand, comme lui, ces jeunes sont maintenus dans des situations subalternes et précaires sans perspective de progression (une tendance fréquente dans le salariat agricole), une partie des attentes se tournent ailleurs, vers la vie de famille ou de couple, les sociabilités locales ou les plaisirs du territoire de résidence. Il ne s’agit pas d’un refus du travail en soi, mais d’une adaptation à la loi du marché, et d’une logique de compensation à une situation professionnelle insatisfaisante. Mohamed revendique des attentes simples (stabilité de l’emploi, sécurité des conditions de vie), renvoyant à ce que Bourdieu appelait un « sens des limites » ou Éliane le Dantec et Laurence Faure un « sens de l’essentiel », caractéristiques des classes populaires :

« Moi, je veux juste avoir mon appartement, avoir un petit salaire. Je ne suis pas du genre à vouloir péter plus haut que mon cul. »




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La « passion » au travail et ses risques

À l’autre pôle du précariat, les intermittentes et intermittents du spectacle représentent un cas à part : un groupe mobilisé collectivement, qui appelle non pas à la stabilité de l’emploi mais à la sécurisation de l’emploi discontinu. Cela dit, là non plus, on ne saurait y voir une quelconque désaffection envers le travail. Les enquêtes montrent que leur temps de travail est très important, débordant largement sur le temps de l’emploi et le temps de la vie.

Le cas d’Ethan, comédien de 25 ans, est exemplaire. Il parle de son travail comme une « passion » ou une « vocation », qui ne s’arrête presque jamais – ce qui complique ses relations sentimentales :

« Toute la journée, tu fais du théâtre. Le soir, tu regardes un film ou tu vas voir une pièce. Le matin, quand tu petit-déjeunes, tu te dis : “Ce truc, il faudra que je l’écrive un jour. « Donc objectivement, tu te dis : « Non, ce n’est pas possible.” En même temps, peut-être qu’il y a un truc de passion, aussi ! Dans le sens où c’est un truc que tu as et dont il est très dur de se séparer. »

Un tel rapport au travail, classique chez les artistes et les travailleuses et travailleurs intellectuels précaires, comporte aussi son lot de risques professionnels, de type épuisement ou burn-out.

Loin d’un supposé refus du travail

Ces exemples parmi d’autres – inscrits dans l’ouvrage dans les régularités statistiques et sociales de ces deux populations d’enquête – invitent à considérer avec la plus grande prudence les récits sur la « pénurie de main-d’œuvre » ou « la grande démission » ; des récits qui ont beaucoup concerné « la jeunesse », catégorie englobante et manipulable à souhait.

La précarité durable, parution PUF, 2022.
PUF

La focalisation sur le présent tend effectivement à faire oublier que le thème du refus du travail est une histoire « vieille comme le capitalisme », pour reprendre le titre d’un article d’Alain Cottereau (« Les jeunes contre le boulot, une histoire vieille comme le capitalisme industriel », Autrement, 21) en 1979. Rappelons que le salariat est toujours largement dominant dans la population active (environ 90 %) et que le CDI reste la forme d’emploi majoritaire (85,3 % en termes de « stocks » selon l’Insee) et considérée comme normale par le droit du travail.

Et à rebours de l’idée d’un déclin auprès des nouvelles générations, les enquêtes statistiques rappellent que « les faits sont têtus » et que « partout en Europe, les jeunes accordent une importance forte au travail ». S’il y a bien un phénomène durable, aux causes structurelles et qui touche aux supports d’intégration et de cohésion sociale de nos sociétés, c’est le précariat.


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L’auteur vient de publier « La précarité durable. Vivre en emploi discontinu » aux éditions PUF.

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