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la droite radicale au gouvernement

Des États-Unis à la France, en passant par les laboratoires revendiqués de la « démocratie illibérale » que sont la Pologne et la Hongrie, la portée transnationale de la montée en puissance des partis radicaux-populistes de droite dans les pays occidentaux est indiscutable.

Depuis une quinzaine d’années, les politologues tâchent d’en capturer le dénominateur commun en multipliant les concepts (« ethno-nationalisme », « national-populisme », « welfare-chauvinism ») et en tentant de mettre en évidence ce que tous ces mouvements ont en partage.

Le succès quasi simultané des Démocrates de Suède (SD) et des Fratelli d’Italia (FdI) aux législatives tenues dans les deux pays les 11 et 25 septembre 2022 est un test probant de cet effet d’entraînement à l’échelle de l’Europe. Et cela, d’autant plus que ces résultats détonent par rapport aux traditions politiques des deux pays après 1945.

Totalisant 20,5 % des suffrages aux élections législatives, les SD sont devenus le deuxième parti de Suède et ont été intégrés à la nouvelle majorité, aux côtés de trois formations de centre-droit. Forts de leurs 26 %, les FdI se sont imposés comme le premier parti italien et leur présidente, Giorgia Meloni, a accédé au poste de premier ministre.

Quelles analogies peut-on déceler entre les trajectoires que ces deux outsiders ont connues dans le champ politique, de l’ostracisme des débuts aux responsabilités de gouvernement d’aujourd’hui ?

Désenchantement et désagrégation du cadre politique : deux conditions similaires

Apparentées par un engagement commun, au Parlement européen, au sein du groupe des Conservateurs et Réformistes (ECR), ainsi que dans le parti du même nom, dont Meloni est la présidente, les deux formations n’ont toutes deux longtemps existé, politiquement parlant, qu’en tant que forces d’opposition. Annoncée par une progression ascendante d’une dizaine d’années, leur percée s’explique par l’accumulation de facteurs qui ont, en Suède comme en Italie, contribué à discréditer les classes dirigeantes.

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La concomitance de trois crises (démographique, budgétaire et sociale) a créé les circonstances idéales pour nourrir l’argument de campagne de la droite radicale : un patriotisme à la fois victimaire et revanchard. À l’échelle de l’UE, Suède et Italie se trouvent exposées de manière particulièrement aiguë aux aléas des flux migratoires. L’aggravation du phénomène est intervenue sur fond d’une instabilité chronique de la gouvernance politique, marquée par le brouillage des frontières idéologiques. La droite radicale y a trouvé l’occasion d’étayer sa crédibilité, en capitalisant sur sa capacité à incarner la seule opposition se réclamant, de manière cohérente et univoque, de l’intérêt national.

Les élections législatives en Suède aboutissent à l’arrivée au pouvoir des SD.

En Italie, les dix dernières années ont été marquées par l’alternance entre des gouvernements d’union dirigés par des technocrates, et des coalitions dirigées par des personnalités externes au Parlement (Matteo Renzi de 2014 à 2016, puis Giuseppe Conte, de 2018 à 2021). De l’ancien commissaire UE Mario Monti (2011-2013) à l’ex-président de la BCE Mario Draghi (2021-2022), en passant par l’ancien ministre des Affaires étrangères Paolo Gentiloni (2016-2018), l’ascendant des premiers ministres a souvent été le seul recours face au blocage induit par la conflictualité des factions internes aux partis – sur fond d’attaques spéculatives, puis d’urgences sanitaires qui imposaient des choix impopulaires et des gages de fiabilité face à Bruxelles.

En Suède, depuis 2014, le monopole idéologique de la social-démocratie, autant que l’alternative incarnée par la droite néolibérale, ont été ébranlés par l’impossibilité de chacun des deux blocs à réunir une majorité parlementaire. Le pays a été exposé à d’exténuantes vacances du pouvoir, suivies de coalitions transversales à géométrie variable : accords rendus précaires par la divergence des positions sur des dossiers tels que le nucléaire, l’engagement dans les enjeux climatiques, la réponse à l’insécurité.

Un nationalisme décomplexé

Les grandes coalitions, au profil flou, qui ont régi les deux pays, ont impliqué une rupture avec des mœurs politiques bien ancrées, ce qui a nourri la désagrégation des grands partis de centre-gauche et centre-droit. En attestent, en Italie, le déclin très rapide de Forza Italia et du Parti démocrate, ainsi que l’émergence d’un sentiment antitechnocratique, hostile à toute forme d’expertise. Le rôle de cette dernière durant la crise de la Covid-19 ne pouvait qu’accentuer la polarisation, qui a fini par favoriser le message manichéen martelé par les partis de droite radicale : la réinstauration de la souveraineté nationale, et l’appel viscéral aux valeurs-refuges dans lesquelles elle se reflète.

Le handicap à surmonter, pour ces partis, était le stigmate de l’« extrémisme » lié à leurs racines idéologiques anti-démocratiques : les DS comme les FdI sont parvenus, ces dernières années, à convertir ce stigmate en une sorte de label d’engagement « patriotique ». Ce nationalisme décomplexé se manifeste, en Italie comme en Suède, par un euroscepticisme tempéré (la proposition de sortir de l’euro ou de renégocier les traités, dans le cas de Meloni, a été discrètement évacuée depuis les résultats du Brexit) et par la focalisation sur la lutte contre l’immigration. Celle-ci est présentée comme la solution à la plupart des problèmes du pays, de l’insécurité au financement de la sécurité sociale.

Le penchant des deux partis pour une politique isolationniste n’exclut pas des convergences embarrassantes. Autant Meloni qu’Åkesson n’ont pas manqué de signifier, en tout cas jusqu’à l’invasion de l’Ukraine en février 2022, leur sympathie à l’égard de Vladimir Poutine et de son modèle de leadership.

Autre analogie : le fort élément de personnalisation présent dans les deux formations. SD et FdI ont littéralement grandi avec leurs leaders actuels. Jimmie Åkesson (43 ans aujourd’hui) a pris la tête du parti à 27 ans, et Meloni a participé, en 2012, à 35 ans, au divorce de la droite postfasciste de l’expérience éphémère du parti unique du centre-droit voulu par Silvio Berlusconi, et s’est emparée de FdI deux ans plus tard.

Les deux leaders monopolisent le temps de parole dévolu à leurs partis respectifs dans les médias : leurs discours, qui empruntent volontiers le canal des médias sociaux, sont souvent axés (à l’instar de l’autobiographie de Meloni, sortie en 2021) sur les vicissitudes familiales et sur les émotions du leader.

Italie : qui est Giorgia Meloni ? TV5 Monde, 23 septembre 2022.

Le succès de la quête de dé-diabolisation des deux partis doit beaucoup à cette métamorphose « pop ». L’héritage antidémocratique dont ils sont issus les avait cantonnés au-delà d’un cordon sanitaire qui interdisait toute alliance (un cordon jusqu’à récemment plus hermétique dans le cas de la Suède, FdI étant formée en grande partie d’ex-alliés du mouvement de Berlusconi).

Fondé en 1988, SD est issu de la fusion d’une constellation de groupuscules anti-immigrés, avec une composante raciste et négationniste affichée. L’empreinte de cet héritage, en dépit de l’effort de l’actuel leadership pour s’en démarquer, demeure visible, et s’est exprimée, encore en 2022, par des dérapages plus qu’embarrassants. Le cas d’une responsable du parti proférant sur Instagram des insultes contre la mémoire d’Anne Frank est loin d’être isolé.

Dans le cas des FdI, on a plutôt affaire à une réaffirmation identitaire qu’à une continuité directe : le parti exprimant au sens littéral le « retour de flamme » du MSI, parti historique de la droite radicale, en rupture à la fois contre la dissociation explicite vis-à-vis du fascisme, prônée par son ancien secrétaire Gianfranco Fini, et contre la dissolution dans le projet plébiscitaire de Berlusconi.

Une politique de l’histoire – ou de la nostalgie ?

Avec des accents différents, la réappropriation de l’histoire (teintée de révisionnisme) est le fer de lance de la stratégie des deux partis. En 2016, la radicalisation du projet des FdI fut marquée par le reproche, adressé au premier ministre Renzi, d’avoir choisi le jour anniversaire de la fondation du Royaume d’Italie (17 mars 1861) pour « brader » les intérêts du pays lors d’un Conseil européen consacré aux migrants.

FdI entretient une relation compliquée avec la commémoration du 25 avril (date de l’insurrection contre le nazi-fascisme en 1945) ; après sa victoire aux élections, le parti a réitéré la proposition de reconnaître le 17 mars comme fête nationale, pour sceller la solidarité retrouvée entre tous les Italiens. Ses premières mesures au gouvernement ont été symboliques : insertion de renvois aux termes « souveraineté », « Made in Italy » et « natalité » dans les appellations des ministères, criminalisation des « rave parties »… – une stratégie qui cache les impasses au niveau de la gestion de la question migratoire (à peine occultées derrière les polémiques avec l’UE) et les urgences économiques, à commencer par l’application du plan de relance européen, rendue compliquée par les tensions entre partis partenaires et entre intérêts régionaux. Le détour par le virtuel offre un recours facile : il convoque une image d’Épinal, y compris au niveau de la politique familiale. Une société sous cloche, arborant face à la mondialisation la fierté pour sa culture et ses productions traditionnelles.

Le point de rencontre entre FdI et SD pourrait bien se résumer à un usage judicieux de l’arme de la nostalgie. Autant dans sa théorie que dans son discours, le parti d’Åkesson a peaufiné une alchimie qui n’est pas sans rappeler l’argumentaire des populistes néerlandais et danois : elle combine un vieil arsenal xénophobe avec l’éloge du bilan du « modèle suédois », en associant ses mots-clés (« solidarité », « sécurité », « État-providence ») aux vertus d’un entre-soi mis à mal par la mondialisation.

Le slogan de campagne de 2022 (« La Suède doit redevenir un bon pays ») rappelle un adage plus percutant (« Rendez-nous la Suède ! ») utilisé il y a quelques années. La phrase était plaquée sur une photo rappelant une affiche touristique, qui mettait en scène la course insouciante d’un groupe d’enfants blonds dans un pré. Dans un contexte anxiogène (le pays a connu la plus forte augmentation en Europe des délits occasionnés par des règlements de comptes entre gangs criminels), le message a été d’autant plus porteur que la totalité du spectre politique se range désormais derrière l’éloge de la « suédicité » (svenskhet). En Suède comme en Italie, la course des partis de droite radicale vers une nouvelle hégémonie culturelle n’a pas encore atteint son but : mais tous ses ingrédients sont bel et bien réunis.

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