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En France et ailleurs, ce que la dénonciation du populisme dit des démocraties représentatives actuelles

Le contexte des élections législatives françaises est propice à une lecture des réalités politiques en termes de « populisme » : si nombre de commentaires politiques de ces derniers jours dénoncent sur un ton alarmiste « la montée des extrêmes », d’aucuns soulignent également que la campagne actuelle s’inscrit dans un contexte plus général de « poussée du populisme ».

Une telle « poussée populiste » s’explique, en première analyse, par le recul progressif des partis traditionnels parmi les électeurs des classes populaires. En retour, les partis de droite radicale ou extrême semblent en mesure de capter à leur profit ces électeurs déçus des grands partis de gouvernement.

Le basculement vers des partis de droite radicale de pans entiers des sociétés européennes frappe les esprits et conduit à une inflation de discours sur le « populisme », notion en réalité très floue et très controversée. L’analyse des droites populistes soulève par exemple l’objection de l’existence d’un populisme de gauche, lequel serait représenté en France par LFI.

Le populisme est-il de gauche ou de droite ? S’il est les deux, qu’est-il exactement ? La plupart du temps, les spécialistes du sujet déplorent le flou qui entoure la notion et tentent de lui apporter une définition rigoureuse. Mais cette piste est hasardeuse, tant il est difficile de se déprendre de ses usages contradictoires et polémiques. En revanche, questionner l’histoire et les contours de cette idée permet d’en comprendre la signification politique.

Explications culturelles et économiques

Depuis près d’une vingtaine d’années, le terme de populisme est présenté à l’envi comme la clé de décryptage des réalités politiques et sociales des régimes démocratiques, touchés en leur cœur par des risques d’instabilité politique, voire de glissement autoritaire, du fait de la progression électorale des partis de droite radicale. Le péril auquel seraient confrontées les démocraties libérales serait le fait, selon cette approche, de démagogues prônant un rejet des élites en place et une promotion exclusive de la souveraineté populaire face à l’État de droit.

Les explications avancées pour éclairer cette poussée populiste sont le plus souvent associées au déclassement économique de groupes sociaux entiers, notamment de l’ancienne classe ouvrière, ou de territoires rejetés à la périphérie des processus de la mondialisation économique libérale. Le vote populiste serait un vote populaire et un vote de frustration.

Il est vrai que certains analystes ont parfois mis en avant des explications culturelles, appréhendées comme alternatives à celles citées à l’instant. Selon ces auteurs, la dilution des identités culturelles et/ou politiques sous l’effet du multiculturalisme entraînerait une forme d’insécurité dite « culturelle », prédisposant ainsi les groupes populaires à un vote identitaire de droite comportant une dimension xénophobe. Cette anxiété plus immatérielle serait d’autant plus forte que les tenants du multiculturalisme appartiendraient, dans leur majorité, aux organisations situées à gauche.

Sur le plan de la controverse politique, identifier cette nouvelle thèse comme inédite est crucial, puisqu’elle conduit à reprocher à la gauche de s’être détournée du peuple. Elle permet aussi de rejeter les explications, le plus souvent avancées par la gauche, du vote d’extrême droite comme reflet des mécanismes d’accroissement des inégalités et de montée de la précarité. Se trouve en contrepoint accréditée la thèse, nettement plus conservatrice, d’un trop-plein migratoire et de la dilution des liens nationaux et/ou républicains dans le communautarisme.

Le cas de la Pologne, pays qui combine miracle économique et pouvoir « populiste » entre 2015 et 2023, est ainsi avancé comme l’un des exemples probants à l’appui de l’idée que les récits ancrés à gauche, expliquant la montée des populistes par la paupérisation des groupes populaires, sont inopérants. Dans ce cas précis, l’enrichissement global de la société polonaise attesterait de l’absence de lien entre facteurs socio-économiques et vote pour les droites dites « populistes », et ce serait bien l’inquiétude identitaire ressentie lors de la « crise migratoire » de 2015 qui expliquerait le vote pour les partis populistes. Même si cette analyse fait en réalité l’impasse sur les inégalités sociales et territoriales apparues après la « chute du communisme ».

Malgré les apparences, cette seconde thèse – les gens votent pour les populistes avant tout du fait d’un sentiment d’insécurité culturelle – n’est qu’une variante de la précédente – les gens votent pour les populistes à cause de leur déclassement économique. Elle ne modifie que le point de départ d’une chaîne d’explication qui aboutirait, chez les électeurs, au rejet d’élites désormais coupées du peuple.

De plus, ces deux explications sont présentées par certains chercheurs comme complémentaires, la globalisation étant vue comme un processus à la fois économique et culturel. Au-delà, les promoteurs de l’interprétation par le déclassement économique ont, pour la plupart, expliqué le glissement électoral droitier qu’il provoquait par la prévalence d’un type psychologique particulier, l’attrait pour la « personnalité autoritaire », propre aux classes populaires, dont la xénophobie serait l’une des manifestations les plus saillantes. L’affaire serait donc entendue et le rejet populiste des élites serait le ressort universel des votes dits extrémistes.

Mépris de classe

Pourtant, il est permis de se demander ce que signifie le choix du terme de populisme pour éclairer l’état de nos démocraties.

En premier lieu, cette idée se distingue par son misérabilisme, qui trahit l’ethnocentrisme de classe de ceux qui l’énoncent. Les classes populaires n’y sont perçues que sous l’angle d’attitudes ataviques et compulsives, toutes afférentes, en dernière analyse, à l’appartenance à un groupe primaire défini de façon ethnique et tribale. La dimension civique et critique du vote populaire n’est ici que très peu prise en compte, car largement incomprise et – osons le dire – méprisée. Il est fait peu de cas des compétences à juger des électeurs, et les médias négligent de s’appuyer sur les nombreuses études scientifiques qui décrivent les univers sociaux des espaces au sein desquels le vote RN a le plus progressé. Ce biais a été souligné par plusieurs auteurs, comme en attestent les mises en garde, en France, d’Annie Collovald à propos du Front national.

En second lieu, cette thèse est constituée d’un patchwork de logiques explicatives, qui renvoient à des approches très éloignées les unes des autres, pour lesquelles le terme même de « populisme » n’a pas la même signification. Prenons simplement l’exemple des travaux fondateurs, désormais anciens, de l’historien italien Franco Venturi, qui a étudié dans les années 1950 le populisme russe du XIXᵉ siècle et du début du XXᵉ. Selon lui, le populisme est une variante agraire du socialisme communautaire, qui traverse l’histoire de la Russie, des slavophiles aux bolcheviks, et dont certains militants « allaient au peuple » en parcourant la campagne.

« La Soirée », de Vladimir Makovski, tableau peint entre 1875 et 1897, montre une réunion de militants des diverses forces révolutionnaires russes, dont l’écrivain Iéronim Iassinski (l’homme à la barbe blanche), représentant du mouvement des « narodniki » (ceux qui vont au peuple).
Galerie Tretiakov, Moscou

Les théories contemporaines en ont conservé l’idée, totalement décontextualisée, d’un « appel au peuple » (par un effet de traduction à l’anglais appeal to the people), mais elles donnent à celle-ci un sens radicalement différent, qui se rapproche davantage de ce qu’on entendait il y a quelques années par « démagogie », « poujadisme » ou « bonapartisme : une démocratie plébiscitaire, fondée sur le charisme supposé de chefs réputés capables de dialoguer directement avec les masses.

Les avatars les plus récents – et les plus aberrants – de cette thèse sont de considérer que les leaders fascistes des années 1930 n’étaient rien de plus que l’une des manifestations des « vagues populistes » subies par les démocraties libérales depuis leur émergence. Une telle inflexion – pour ne pas dire une telle régression – n’est possible qu’au mépris le plus complet de la très vaste historiographie du fascisme, qui en montre toutes les spécificités historiques et l’impossibilité de le ramener à cette forme molle qu’est le populisme sans perdre en acuité et en précision.

Dès lors, comment expliquer le succès du terme de populisme ? Ce succès tient en premier lieu à la légitimité politique et sociale de celles et ceux qui l’énoncent et se trouvent autorisés à fixer les limites du pensable et du raisonnable, et donc de l’extrême, en politique.

Comme le souligne la philosophe Catherine Colliot-Thélène, « le privilège de rationalité, explicitement ou implicitement revendiqué par les élites politiques et médiatiques, fixe les limites du questionnable, et il les fixe de manière si étroite que cela revient la plupart du temps à dénier aux citoyens toute véritable puissance d’agir ». Cette idée fonde la notion, non dénuée d’ironie, d’extrême centre, qui décrit la position de partis ou de leaders politiques qui revendiquent pour eux-mêmes le monopole des seules politiques non extrémistes.

Le peuple, un risque pour la démocratie ?

Plus fondamentalement, l’interprétation par le biais de l’idée de populisme est révélatrice du glissement néo-libéral qu’ont connu les démocraties européennes et nord-américaines depuis les années 1980. L’une des manifestations de ce tournant a été, sur le plan culturel et idéologique, la redécouverte des idées de Tocqueville, pour qui la démocratie représentait tout autant l’avènement du peuple que le risque de voir l’ordre politique débordé par celui-ci.

Le peuple n’est plus, dans cet ordre de discours, la visée même de l’ordre démocratique, pas plus qu’un réservoir de légitimité culturelle et politique, mais un continent étranger peuplé par les idiots culturels de la mondialisation, incapables de discerner la vraie valeur de l’ordre démocratique. Peu importe dans ces conditions que les travaux s’appuyant sur l’idée de populisme picorent çà et là des bouts d’explications disparates, puisque la cohérence de cette approche n’est pas scientifique mais idéologique. L’interprétation populiste s’est ainsi imposée comme mode d’énonciation de la représentation politique démocratique, propre au temps post-démocratique qui est le nôtre.

Il ne s’agit pas, en somme, de suggérer que les insatisfactions populaires liées aux politiques économiques ou à l’insuffisante protection face à la mondialisation n’existent pas, mais plutôt qu’elles provoquent une sorte de « panique morale » chez les élites qui s’empressent de les stigmatiser comme vote illégitime et déraisonnable. Or, une littérature plus vaste existe pour contextualiser avec plus de nuance le glissement à droite d’une frange des groupes populaires. De tels travaux permettent de prendre au sérieux les politisations populaires (ou de classes moyennes inférieures) et de les encastrer dans des trajectoires sociales ou territoriales, qui leur donnent un sens politique que ne peut appréhender la notion très désincarnée – et souvent teintée d’intellectualisme – de populisme.

D’autres auteurs se sont intéressés aux transformations de l’offre électorale des partis de droite radicale ou extrême, sans faire de l’idée de populisme un passage obligé. Par exemple, pour souligner que les extrêmes droites ont su adapter leur discours, dans une logique « post-fasciste », pour reformuler leurs idées dans les habits neufs de l’identité nationale.

Une telle perspective rappelle que la globalisation n’est qu’un nouvel avatar des processus d’universalisation dans lesquels se réinventent constamment les appartenances. Comment s’étonner que des forces nationalistes y voient une occasion d’actualiser leur idéologie ethnocentrique ? Les expériences souverainistes en Europe montrent en effet que les appartenances et les particularismes deviennent un produit d’exportation ou de soft power, à l’instar des lois mémorielles polonaises censées faire droit à la vision polonaise de l’histoire dans un monde où les mémoires sont un flux concurrentiel. Mais aussi que ces mêmes identités sont une ressource pour redéfinir la place de l’État dans la mondialisation, comme le montre la doctrine « Global Britain » lancée par Boris Johnson après le Brexit.

Force est de constater que ces projets savent capter les conservatismes populaires, qui ne peuvent guère se laisser réduire aux « ressentiments » contre les élites dont les commentateurs politiques ont fait leur fonds de commerce.

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