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Les mots de la contestation dans la manifestation « contre l’extrême droite » du 15 juin 2024

Au lendemain des résultats des votes français aux élections européennes et fédérée par la Ligue des droits de L’Homme – créée en 1898 pour défendre l’innocence du Capitaine Dreyfus –, l’invitation à faire « table commune » contre l’extrême droite a été lancée par un ensemble d’organisations de la société civile (syndicats, associations, ONG). C’est dans cet esprit que s’est tenue, le à Paris et partout en France, la manifestation de contestation nationale dite « contre l’extrême droite » 15 juin 2024.

Dans un autre cortège, parallèle, défilaient les partis politiques dits de « gauche », eux aussi réunis dès le 10 juin sous le nom et la bannière unique de « Front populaire » pour « construire une alternative à Emmanuel Macron et combattre le projet raciste de l’extrême droite ». Ce mot d’ordre visait à rassembler et affirmer ensemble des valeurs réunificatrices de la société civile « contre un seul » face à la crainte de voir l’histoire se répéter.


Fourni par l’auteur

Le sens discursif symbolique et condensé orchestré à travers la créativité des affiches, slogans et pancartes brandies s’organise selon des cohérences thématiques identifiables : d’abord, les rappels à l’histoire et aux fonctionnements et raisons de la montée des fascismes ; puis les attaques personnalisées ; et enfin les contre-discours féministes (et queers). Nous avions déjà réalisé un tel décryptage des protestations citoyennes avec Claudine Moïse à l’occasion des manifestations contre le contrat premier embauche en 2006.

Les références à l’histoire, au fascisme et à son modus operandi

Sous cette bannière riche en symbolique historique, l’objectif a été de se réunir contre une idéologie unique, qui renvoie d’un point de vue mémoriel à la période la plus traumatique que l’Europe ait connue : celle où dans un contexte populiste de crise, la montée progressive du fascisme (en référence aux « Fasci », les « Faisceaux italiens de combat » créés le 23 mars 1919 par Benito Mussolini a conduit l’Allemagne au nazisme et à l’inhumaine invention des chambres à gaz et de l’extermination de masse.

Plusieurs fois, et associés à diverses phrases, on retrouve la personnification « L’histoire nous regarde » qui renvoie au front populaire de 1936 et au contexte global qui l’a vu naître. L’une des pancartes, associe cette personnification à la phrase « Diviser (barré et remplacée par « s’unir ») pour mieux régner ». L’infinitive proverbiale dénonce une stratégie connue. Chef d’un parti normalement modéré E. Macron est visé comme celui qui divise, par ses discours et action perçus comme incohérents.


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Les médias vecteurs de populisme

Les chaînes de télévision comme une partie de la presse et des radios sont aujourd’hui la propriété de personnes privées – parfois via un grand groupe, comme Vincent Bolloré, propriétaire du groupe éponyme qui possède en France CNews, C8, Europe 1. Avant lui, il y avait Silvio Berlusconi en Italie, qui a mis ses propres médias au service de sa carrière politique. Les idéologies reflétées par les médias sont dès lors celles que leur patron propriétaire souhaite voir diffusées. Les problématiques liées aux médias ont clairement été analysées par McLuhan.

L’un des principes de fonctionnement du fascisme est de s’immiscer et pénétrer progressivement (par « faisceaux ») tous les secteurs de la société civile, privée et publique – dont les médias, principaux vecteurs de diffusion des discours. Victor Klemperer décrit ce processus dans la LTI. L’auteur y explique les processus de démantèlement et de réinvestissement de certaines expressions linguistique et comment ces resignifications sémantiques permettent de remodeler le discours, au profit de l’idéologie nazie. C’est ce que dénoncent directement les affiches ci-dessous.


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Les attaques personnalisées, dites ad hominem

Les insultes en politique ne sont pas un sujet nouveau. Les messages ad hominem, qui s’en prennent directement à l’identité de la personne sont, dans le sens citoyen à l’égard des politiques, nombreux et attendus dans une manifestation. Ils sont essentiellement adressés ici à Emmanuel Macron, actuel Président de la République et à Jordan Bardella, tête de liste aux européennes et premier ministre pressenti si le RN venait à remporter les élections législatives du 30 juin et du 7 juillet 2024.


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Les attaques qui visent E. Macron sont adressées, moqueuses, mais rarement directement insultantes ; elles visent ses errements et incohérences, lui reprochent de ne pas être à la hauteur. La première pancarte le montre associé à l’extrême droite par un dessin qui la symbolise dans une interpellation ou simple désignation commune : « pyromanes » ; la deuxième l’interpelle de manière familière par son nom, en le tutoyant : « Macron, tu t’es trompé de front » (accusation d’avoir pactisé avec le RN plus connu sous le nom de « Front national » et non avec le Nouveau Front populaire) ; la troisième : « Alors, fier de toi Jupiter ? ! » l’apostrophe par le nom latin du chef des dieux olympiens, auquel il avait lui-même souhaité qu’on l’identifie dès 2017. L’ironie est marquée à la fois par la ponctuation et le ton de la réprimande à un enfant qui aurait fait des bêtises, alors même que le nom renvoie à la figure du « Père » tout puissant.

Le slogan « Ni Manu ni chaoSS » crée un jeu de mots ironique, par la référence au chanteur Manu Chao. Pour le reste, elle joue comme la première sur la double association, ici au nazisme via la syntaxe en « ni… ni » : en transformant visuellement la lecture de « chaos » avec deux S qui forment le sigle SS, connu pour avoir été celui de la milice nazie. Le message de rejet s’interprète : on ne veut ni de toi, Manu, ni du chaos qui menace la France, et ouvre une porte au fascisme. Ces pancartes associent dans un double rejet Macron comme président et Bardella comme potentiel Premier ministre.

Seconde personnalité la plus attaquée, J. Bardella est tourné en dérision par les pancartes qui superposent son prénom au nom identique du célèbre basketteur, Michael Jordan, qui a fait une publicité pour la marque Nike où il était inscrit « just do it ». Via cette comparaison par détournement, le personnage politique se trouve infériorisé face au sportif en raison de leurs différences : de taille, de compétences pour « y arriver », de son prénom, vs un sportif qui s’est « fait un nom » (une renommée). A cela s’ajoute un contre discours physique sous-tendu par le message qui valorise la figure afro-américaine vs un discours d’extrême droite raciste. Le message enjoint : « Jordan, just don’t do it » (ne le fais pas) alors qu’une autre pancarte joue sur le verbe argotique « niker » (donner un coup, défoncer) et le nom de la Victoire en grec, approprié par la marque.


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D’autres pancartes se montrent plus offensives. Elles interpellent tour à tour directement J.B., ou le dénigrent en s’appuyant sur des figures scatologiques.


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Les rimes (sous leur forme linguistique ou dessins associés, comme ci-dessus) en attaque ad hominem de type scatologique, renvoient à un univers de discours assez simple de rejet (caca/barre-de-là) ; mot-valise : merde+(Bard) ella ; mais également dans un second sous-ensemble, en association avec la qualification de « quelque chose qui pue » ou « qui ne sent pas bon » (dessin + « s’est chié dessus ») et qui renvoie plus précisément à un contexte chargé négativement d’un point de vue idéologique.

En référence, l’une des tortures de l’Italie fasciste à l’égard de ses opposants politiques (communistes) était d’utiliser l’effet laxatif de l’huile de ricin pour les humilier. Le rejet est exprimé par des apostrophes directes : « fuck », « barre-(toi) (de là) » ; retourne à Tolbiac » (sous-entendu : retourne en classe, te former » ; « l’amphi N= haine ».

La consonne « N » réinterprétée en « Haine », est réutilisée au gré des pancartes pour détourner le nom même du parti « RN »), jusqu’au mot-valise « ère haine ». L’ensemble devient une métaphore de l’extrême droite toxique, qui enfume par ses discours, nuit à la démocratie, et thématise une rhétorique propre à l’extrême droite, qui est retournée à l’encontre du personnage qui l’incarne (Bardella) – sous une forme de métonymie.

La dimension antiraciste vient se superposer en parallèle : « nous sommes tous des étrangers » (y compris lui, issu de l’immigration italienne), et le jeu de mots « La France est tissu de migrations » (est issue de). À l’opposé de la « haine » le Front populaire s’affirme sur certaines images comme le parti de l’amour (les deux jeunes femmes qui se tiennent par l’épaule avec une pancarte « Ère Haine ») ; et les pancartes « Rien n’est meilleur qu’un bisou sur le Front populaire » ; « l’amour au pouvoir » – « bisous », et un cœur dessiné.


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Les femmes contre Bardella

Le slogan « Très fâchée, mais jamais facho » : pourrait renvoyer à la colère de Ségolène Royal : une femme peut être très fâchée contre quelque chose, et lucide – sans être hystérique pour autant. Bien que l’émotion exprimée soit forte, la pancarte affirme : il faut raison garder contre le levier de la « peur », actionné régulièrement et systématiquement par les partis des extrêmes, lesquels visent à entraîner les électrices et électeurs sur le versant de la perte de contrôle et du fanatisme grégaire – la productrice de cette pancarte montre sa connaissance du levier « bouc émissaire »/sauveur.


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Une fois qu’un (ou plusieurs) boucs émissaires potentiels sont identifiés (et ils sont dans le discours d’extrême droite toujours un peu les mêmes depuis assez longtemps), ils sont instrumentalisés à travers des discours qui les désignent comme porteurs principaux de tous les maux. Le principe mécanique consiste à désigner les « eux » contre les nous, où qui n’est pas « avec nous » est contre nous. Le personnage fictif de Winckler dans le roman Petite Lisa de Rachel Mourier illustre la pression de ce mécanisme.

L’une des pancartes cite en le détournant le discours des vœux présidentiels de 2024, où il était question de « réarmement démographique » – ici devenu « réarmement démocratique ». Le documentaire d’Yvonne Scholten Donna, les femmes de la révolte montre que la question démographique est l’une des principales préoccupations des partis d’extrême droite. Il s’agit de promouvoir la reproduction des familles « de la nation » au détriment de forces démographiques extérieures, issues de l’immigration. On y voit Mussolini qui, s’adressant aux femmes des Pouilles, leur enjoint d’avoir des enfants. Les mères de familles les plus nombreuses reçoivent en cadeau… une casserole.

Les phrases reprises dans les slogans de la manifestation sont loin d’être anodines : elles pointent les éléments majeurs de dissonance discursive ; c’est-à-dire les lieux du discours, les mots, les expressions qui sont relevés comme non adéquats et renvoient à des représentations et des imaginaires dans lesquels les personnes ne se reconnaissent pas. La vidéo de Jordan Bardella s’adressant aux femmes diffusée le lendemain de la manifestation naturalise et essentialise les femmes à travers leur corps : il y est question d’endométriose, de cancer du sein, de manière de s’habiller, de mutilations sexuelles, mais à aucun moment d’égalité de salaire, de statuts et, globalement, d’une égalité de droits politiques et sociaux. Dans ce contexte, il est par exemple difficile pour des femmes en 2024 de s’entendre enjoindre par une autorité quelconque d’avoir plus d’enfants…

C’est aussi dans cet esprit que l’on voit des féministes, et aussi tout simplement des femmes, relier cet axe discursif d’opposition « contre l’extrême droite », qui a toujours historiquement fait régresser les droits des femmes là où elle s’est trouvée au pouvoir. Aux femmes s’associent les jeunes : « la jeunesse emmerde le RN », et la possibilité d’un discours alternatif, moderne : « Fashion, mais pas facho ».


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In fine, l’analyse de ces slogans révèle de façon synthétique les thématiques au cœur des préoccupations citoyennes qui se sont exprimées lors de cette manifestation : le rejet du RN d’une part, et le besoin d’espoir et de paix de l’autre, créant une forte dichotomie entre d’un côté « eux » (avec une focalisation Macron/RN) porteurs de haine, guerre, dissension, mort ; et de l’autre une gauche intergénérationnelle réunie à l’inverse pour l’écologie, les droits, « la faim de vie », pacifiste et globalement en quête d’un contrat social renouvelé où, comme le dit une autre pancarte « il y a de la place pour tout le monde à gauche ».

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