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ou comment renverser 66 ans de pratique constitutionnelle

Dans un entretien au Télégramme ce 26 juin, Marine Le Pen, évoquant le statut de chef des armées du président de la République, a expliqué qu’il s’agissait d’un « titre honorifique », car c’est en réalité le premier ministre qui « tient les cordons de la bourse » et qui aurait pour lui la force militaire.

Indépendamment de toute remarque sur la pertinence politique d’une telle déclaration de la part d’une personnalité qui cherche elle-même à devenir cheffe de l’État, la question des rôles tels qu’ils sont définis par la Constitution de la Vᵉ République se pose en ce moment avec urgence. La réaction immédiate du camp centriste a en effet été de dénoncer cette phrase en soulignant qu’ajouter de l’incertitude sur une question aussi vitale que celle de la défense nationale pouvait être vu comme une faiblesse par des puissances hostiles.

Que dit le droit constitutionnel sur cette attribution si particulière de « chef des armées » ? Pour répondre à cette question, il est utile de rappeler ce qu’est la pratique constitutionnelle française, mais également de chercher à comprendre comment le rôle de chef ou cheffe des armées est compris dans les autres États européens. Si l’on accepte de prendre le recul nécessaire, le droit constitutionnel français n’est sans aucun doute pas si difficile à déchiffrer.

Que dit la Constitution de la Vᵉ République sur le détenteur de la force armée ?

La Constitution de la Ve République, comme la plupart des Constitutions européennes, dispose effectivement qu’il existe d’une part un chef des armées, qui est le chef de l’État (article 15 de la Constitution : « Le président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale ») et précise d’autre part certains des droits et obligations du gouvernement, dirigé par le premier ministre, vis-à-vis de la force armée. Plus précisément, l’article 20 de la Constitution précise effectivement que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la nation [et] dispose de l’administration et de la force armée ». Quant au premier ministre, l’article 21 dispose qu’il « dirige l’action du gouvernement [et qu’]il est responsable de la défense nationale ».

Il est donc parfaitement exact de souligner une certaine incohérence entre les dispositions qui octroient des pouvoirs d’une part au chef de l’État et d’autre part au gouvernement dirigé par le premier ministre.

Ce double niveau de responsabilité n’est toutefois absolument pas une nouveauté que le Rassemblement national (RN) aurait spontanément débusquée. Il s’agit d’une question qui a déjà fait couler l’encre de très nombreux constitutionnalistes. Impossible de brandir, à l’instar récemment de Jordan Bardella, l’idée que l’on pourrait appliquer « la constitution, toute la constitution, rien que la constitution », car face à ce genre de dispositions dont la lecture conjointe est ambiguë, cela reviendrait à faire, d’un jour à l’autre, tout et son contraire.

Qui tranche lorsque des normes constitutionnelles sont contradictoires ?

Que plusieurs articles d’une même Constitution soient en légère ou en franche contradiction les uns envers les autres est d’une affligeante banalité en Europe.

Les Constitutions sont souvent des textes historiques, et des textes qui sont le fruit de compromis. Le droit en général est pétri de contradictions : libertés d’expression et de manifestation contrariées par le droit à la tranquillité et à la sécurité publiques, liberté de jouir comme on l’entend de sa propriété privée limitée par le droit de l’urbanisme et par l’interdiction du trouble anormal de voisinage, etc.

Pour ce qui est de ces contradictions dans la loi, c’est principalement le juge qui, affaire après affaire, tranche les litiges pour éclairer les juristes sur l’articulation entre différentes dispositions contradictoires. Dans le cas de normes constitutionnelles, l’interprétation est double : il y a la pratique, les coutumes, les habitudes d’une part ; puis il y a le contrôle qui est exercé par le Conseil constitutionnel pour « aiguiller » et « encadrer » ces coutumes constitutionnelles.

L’interprétation historique ancrée en France : le président est réellement le chef des armées

La pratique constitutionnelle, lorsqu’elle est constante, peut devenir une forme de coutume constitutionnelle, dont le Conseil constitutionnel ne se départira que si un très fort consensus juridique et politique s’impose à lui.

Sur la question de la direction des forces armées, ce consensus existe dans la pratique constitutionnelle. Il bénéficie d’une lecture constante depuis les premières années de vie de la Ve République jusqu’à nos jours et a survécu aux trois différentes cohabitations.

L’application, la pratique, l’usage de la Constitution a révélé un équilibre distinct sur les questions de défense, en partie à cause du pouvoir significatif de blocage et d’influence qui continue pour le président, même en période de cohabitation. Tous les premiers ministres ont toujours accepté la suprématie du président en matière de déploiement des forces armées. De la même façon, il n’est jamais venu à l’esprit d’un premier ministre de cohabitation de remettre en cause le fait que le président de la République possède le pouvoir d’employer l’arme nucléaire ou d’être entouré à toute heure de plusieurs aides de camp hauts gradés.

Le 11 novembre 2023, à Paris, Emmanuel Macron passe les troupes en revue lors de la cérémonie commémorant le 105ᵉ anniversaire de l’armistice de 1918.
Antonin Albert/Shutterstock

Même si la Constitution prévoit une coopération entre le président et le premier ministre dans le domaine de la défense, la pratique montre que le président conserve une autorité prépondérante, notamment grâce à son pouvoir de blocage, que l’affaire des ordonnances de 1986 avait très bien illustré.

La structure même de la hiérarchie militaire est construite à son sommet autour du président de la République et il possède un état-major particulier qui sert d’interface vers le reste de la chaîne de commandement. Le premier ministre, de son côté, dispose d’un cabinet militaire jouant un rôle de conseil et d’assistance sur les questions de défense nationale, assurant la préparation des dossiers stratégiques, l’évaluation des développements sécuritaires nationaux et internationaux et proposant des clés pour la gestion des relations internationales dans le domaine de la défense. Enfin, pour ce qui est du pouvoir de déclarer la guerre, il appartient au Parlement selon les termes clairement fixés par la Constitution.

En Europe, le rôle de « chef des armées » est souvent symbolique

Cela dit, il convient de souligner que ce consensus constitutionnel favorable au président de la République, qui s’est construit dès le début des années 1960 et qui a survécu à toutes les épreuves de la Ve République, s’est imposé progressivement et en rupture avec le modèle européen classique.

Ce modèle « à l’européenne » est celui qui existait sous les IIIe et IVe Républiques et qui est aujourd’hui encore, le plus fréquent dans tous les États européens : le régime parlementaire.

Dans les régimes parlementaires européens, le chef de l’État se cantonne à un rôle d’arbitre, le plus souvent encore plus faible que celui d’un président français en période de cohabitation. Dans ces régimes parlementaires, que le chef de l’État soit élu directement (Portugal, Autriche…), indirectement (Italie, Allemagne…) ou qu’il ne soit pas élu (Espagne, Benelux, Scandinavie…), il a un rôle de représentation internationale, nationale en « inaugurant les chrysanthèmes » et joue le rôle d’arbitre « au-dessus des partis » pour aider à la formation d’un gouvernement.




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Dans ces conditions, ils sont aussi des « chefs des armées » purement honorifiques et l’on imagine assez mal le roi du Danemark déclarer seul la guerre à un autre État et conduire son armée…

La France ne va pas abandonner 66 années de traditions constitutionnelles

Il est tout simplement faux d’imaginer que la France, pour agréer le RN, va faire table rase de toutes ses traditions constitutionnelles pour embrasser demain le régime parlementaire. S’il est vrai que le pays est, toujours aujourd’hui, juridiquement et d’un point de vue purement formel « un régime parlementaire » (puisque le premier ministre est responsable devant le Parlement), il est inimaginable de croire que les Français voudraient transformer la fonction de président de la République en un rôle purement honorifique.

Comme il serait étrange que ce soit le RN qui parvienne à transformer notre Ve République en un régime parlementaire à l’européenne, nous obligeant peut-être même à (re)découvrir la proportionnelle, les débats parlementaires, les coalitions et la culture du compromis politique. Ce serait, sans doute, également signer l’arrêt de mort progressif du parti d’extrême droite. Car le parlementarisme, en particulier à la proportionnelle, a tendance à écarter les extrêmes en forçant les partis traditionnels au compromis. Ces considérations sont purement fictionnelles, car on peine à imagine le RN saboter la possibilité de faire de Marine Le Pen une cheffe de l’État omnipotente à la mode de la Ve République.

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