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Les femmes noires, premières victimes de la mortalité maternelle aux États-Unis

Selon le Centre américain de contrôle des maladies, le risque de mourir des suites d’un accouchement est trois fois plus élevé chez les femmes noires que chez les femmes blanches. Les États-Unis sont le seul pays développé où la mortalité maternelle progresse, touchant les Afro-Américaines dans des proportions qui traduisent d’évidentes discriminations.

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Tous les jours, Anari demande où est sa maman et quand elle reviendra. « Elle a seulement deux ans et demi, elle ne comprend pas et elle est parfois impatiente, explique Shawnee, sa grand-mère. Je sais que ma fille la reprendrait, lui demanderait de dire merci, s’il-te-plaît. Mais moi, je n’ai pas le cœur à ça. »

Shawnee Benton a perdu sa fille Shamony le 6 octobre dernier. À 30 ans, la jeune femme est morte deux semaines après avoir accouché de son deuxième enfant. Un petit garçon prénommé Khari.

Dans un café associatif du quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn, Shawnee sort de son sac une photo de Shamony, enceinte, le ventre rond pointant sous sa robe aux motifs africains, un grand sourire sur le visage. « Elle était tellement contente d’être enceinte, se souvient sa maman. C’était une grossesse planifiée, elle ne voulait pas qu’il y ait beaucoup d’écart entre ses deux enfants. »

Arrêt cardiaque à la maison

Si l’accouchement par césarienne le 30 septembre s’est bien passé, Shamony a commencé à avoir des problèmes de respiration en rentrant chez elle. « Au début, on ne s’est pas inquiétés, elle était très active et on pensait qu’elle en faisait trop, si vite après la naissance de Khari. C’est allé mieux pendant deux jours et puis, finalement, elle a eu une grosse crise, elle a perdu connaissance et a fait un arrêt cardiaque chez elle. Elle a été transportée à l’hôpital et douze heures après, Shamony nous quittait. »

La cérémonie de funérailles de Shamony Gibson.
La cérémonie de funérailles de Shamony Gibson. Shawnee Benton

Shamony est morte d’une embolie pulmonaire, une des complications les plus fréquentes pendant et après un accouchement. Comme elle, aux États-Unis, 700 femmes meurent en moyenne chaque année de complications liées à la grossesse, selon le dernier rapport du Centre américain de contrôle des maladies (CDC), qui estime par ailleurs que 3 décès sur 5 sont évitables.

Un système de santé à la traîne dont les Afro-Américaines sont les premières victimes : le risque de mortalité lié à la grossesse est trois fois plus élevé pour les femmes noires que pour les femmes blanches. Et à New York, la ville la plus cosmopolite du pays, le risque est huit fois plus élevé, selon la municipalité.

Disparités criantes entre les femmes enceintes

Pendant longtemps, le corps médical et les pouvoirs publics ont pointé du doigt des facteurs aggravants comme le diabète ou l’obésité, qui touchent plus fortement la communauté noire, mais ces pathologies ne suffisent pas à expliquer les disparités criantes entre les femmes enceintes. Idem pour la pauvreté, le manque de couverture santé adéquate ou une éducation moins poussée chez les populations afro-américaines. Aujourd’hui, les mères noires diplômées universitaires ont plus de risques de souffrir de complications sévères pendant leur grossesse qu’une femme blanche ayant quitté l’école au lycée, rapporte une étude de la ville de New York datée de 2016.

C’était le cas de Shamony : diplômée de l’Université de New York, elle avait fondé, avec son compagnon Omari Maynard, une compagnie pour la promotion de l’art dans la vie de tous les jours, Art-fulliving. Aînée de la famille, elle s’est beaucoup occupée de sa petite sœur et de son frère, de 15 ans son cadet. « Nous sommes une famille d’artistes, on danse, on chante, on joue la comédie, on compose. Shamony, elle, était une danseuse incroyable ! »

Shamony Gibson, ici avec son partenaire et sa fille, était diplômée de l'Université de New York.
Shamony Gibson, ici avec son partenaire et sa fille, était diplômée de l’Université de New York. Shawnee Benton

Le docteur Déborah Kaplan est responsable de la santé maternelle à la mairie de New York. Selon elle, il faut rechercher dans l’histoire américaine l’explication des disparités entre les communautés : « Il faut comprendre et admettre que le racisme est imprégné dans l’ADN des États-Unis. Et depuis la fondation de ce pays, rien n’a vraiment changé. Y compris le mythe selon lequel les personnes noires ne ressentent pas la douleur de la même façon. Ce qui est bien entendu terrible quand ça concerne des femmes qui accouchent et qui se plaignent d’avoir mal ou qui ont des complications. Et qui ne sont pas prises au sérieux simplement à cause de la couleur de leur peau. »

« Si elle n’avait pas été noire, ça ne se serait pas passé comme ça »

Shawnee Benton en a fait la dramatique expérience quand les secours sont arrivés chez sa fille Shamony. « J’ai des connaissances médicales et j’étais certaine, étant donnés les symptômes, que ma fille faisait une embolie pulmonaire, raconte-t-elle. Mais les ambulanciers ne m’ont pas écoutée et ils n’arrêtaient pas de me demander si Shamony se droguait. Pourtant, je leur avais dit qu’elle venait d’avoir un bébé. Je pense que si elle n’avait pas été noire, ça ne se serait pas passé comme ça. »

Ce sentiment de ne pas être prise en sérieux, de nombreuses femmes afro-américaines l’évoquent. 33 % d’entre elles disent avoir été discriminées chez un médecin ou dans un hôpital à cause de la couleur de leur peau. 21 % ont même renoncé à se déplacer à nouveau chez un professionnel de santé après une première expérience traumatisante, selon un sondage réalisé en 2017 par la radio publique américaine NPR. La star américaine de tennis Serena Williams l’a vécu en septembre 2017 lorsqu’elle a accouché de sa fille. Le souffle coupé après une césarienne, elle a réclamé un scanner mais personne ne l’a prise au sérieux jusqu’à ce que l’examen soit finalement pratiqué et que l’on découvre une embolie pulmonaire.

Les préjugés racistes sont à l’origine de comportements inappropriés mais aussi de fractures dans les villes, estime le docteur Déborah Kaplan : « Le racisme structurel a entraîné un désinvestissement des pouvoirs publics dans les quartiers où vivent les Afro-Américains. » Les implications sont nombreuses : des logements non entretenus, peu d’espaces verts, un accès très limité et compliqué à de la nourriture saine et des hôpitaux moins bien financés et équipés.

« C’est ce qui a peut-être tué Shamony », explique sa mère. « L’ambulance l’a conduite à l’hôpital le plus proche. Or cet hôpital fait partie de ceux qui ne reçoivent pas d’argent, qui n’ont pas le matériel adéquat. Ils ont fait ce qu’ils ont pu mais je ne peux pas m’enlever de la tête qu’ils n’avaient pas ce qu’il fallait ! » Si Shamony avait été conduite aux urgences d’un quartier plus riche, plus blanc, aurait elle survécu ? Shawnee fond en larme en y pensant : « Ça n’a pas de sens ! Elle devrait être là, toutes celles qui sont mortes comme ça devraient être là. Toutes celles qui se sont battues pour leur vie à l’hôpital devraient pouvoir en sortir en forme et s’occuper de leur bébé. »

Un budget alloué par la ville de New York

La ville de New York est consciente du problème et veut y faire face. Le Dr Kaplan en tête. Avec ses équipes et sous la direction du maire démocrate Bill de Blasio, elle a lancé l’année dernière un plan pour tenter de faire baisser le nombre de décès. Doté d’un budget de 12,8 millions de dollars, ce plan prévoit notamment de nouveaux investissements dans les hôpitaux les moins dotés et de lutter contre les préjugés racistes du personnel médical.

C’est dans ce contexte que la mairie travaille avec un réseau de doulas, des femmes qui accompagnent et soutiennent les futures mères pendant la grossesse, l’accouchement et la période postnatale. Chanel Porchia, elle-même maman de six enfants, est membre du collectif Black Mamas Matter Alliance et a fondé l’association Ancient Song Doula pour venir en aide aux femmes de sa communauté. « Dans ma carrière, j’ai assisté à des tas de scènes où les femmes n’étaient pas respectées. Une fois, on a menacé une femme en train d’accoucher de confier son enfant aux services sociaux si elle continuait à refuser un soin qui était contestable. J’ai vu un conjoint emmené par la sécurité de l’hôpital parce qu’il demandait une explication sur ce que l’on faisait à sa femme. Ça arrive tout le temps à la population noire de ce pays. »

Dans son local du quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn, elle reçoit des mamans mais aussi des femmes qui veulent s’engager et se former au métier de doula. « Mon but, c’est d’apporter de la connaissance et du savoir mais aussi de l’espoir. Nous devons nous faire confiance, à notre corps, à notre autonomie, à notre autorité. C’est notre corps. »

Le sujet s’invite dans la campagne présidentielle

La mortalité maternelle aux États-Unis, notamment chez les femmes noires, s’est invitée dans la campagne présidentielle de 2020. Plusieurs candidats démocrates, dont Bernie Sanders ou Joe Biden, se sont engagés à faire bouger les choses. « Les femmes noires ne devraient pas avoir à préparer un plan de naissance élaboré ou à débourser des milliers de dollars pour être sûres d’être vues et entendues à l’hôpital et pour s’assurer de survivre à un accouchement », estime ainsi Elisabeth Warren, sénatrice et candidate à la Maison Blanche. « Nous avons assez passé de temps à observer et à débattre des effets des préjugés, du racisme dans notre système de santé. Il est temps maintenant de demander de meilleurs résultats », s’exclame-t-elle.

Dans quelques jours, Shawnee, Omari, Anari et Khari se retrouveront le jour de l’anniversaire de Shamony. Celle-ci aurait dû fêter ses 31 ans juste avant Noël. « Nous allons célébrer la vie qu’elle a eue, assure Shawnee. Je veux agir pour celles qui sont encore en vie et qui veulent avoir leurs bébés et être libres. Ce qui fera la différence, c’est la prévention, l’éducation, la formation et la sensibilisation. J’ai espoir que Shamony ne soit pas morte en vain. »

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